Enfin, il avait dû tellement s’ennuyer dans cette cage de fer que représentait l’encéphale scientifique de mon cas. Attendant d’être libéré, il s’était doucement adonné à construire ses fondations qui peu à peu allaient servir à briser l’inconscient contrôle que j’avais sur lui afin de s’échapper. Il était comme un animal sauvage, tournant en rond dans sa geôle, il avait si hâte de sortir, de terroriser ; de faire ce qu’il savait faire de mieux : le mal était son exclusif.
C’est de ma faute, mon obsession a fait naitre Hyde, ou du moins, l’a réveillé. Malgré moi, j’ai crée cette abomination sans penser une seule seconde à la place pondérante qu’elle allait prendre dans ma vie que j’aimais calme et rangée. Je ne sais pas qui, de lui ou moi, avions tant besoin de savoir que l’homme n’est pas un, mais bien deux. Lorsque cette laide effigie m'apparut dans le miroir pour la première fois, je me suis laissé éprouver non-pas de la répulsion, mais bien plutôt un élan de sympathie, car celui-là est moi. Or, je savais que j’avais réussi à scinder ma personnalité en deux antipodes distincts : le meilleur et le pire.
Henry Jekyll et Edward Hyde.
▬ Il est important que l’on ne te découvre pas.
▬ Dommage, j’ai toujours rêvé d'ausculter quelqu’un.
J’ai pris l’habitude de parler au miroir, quand Hyde ne pouvait pas encore posséder mon corps, et cela m’a tout de suite exaspéré car similaire à un comportement de fou, bon à interné. J’en veux terriblement à Hyde d’être forcé à faire preuve de prudence afin que personne n’apprenne son existence. J’ignore sans cesse ses remarques déplacées qu’il me chuchote alors que je parle à un patient. Son timbre de voix si singulier résonne parfois dans ma tête comme s’il se tenait derrière moi soufflant dans mon oreille, ou bien à l’autre bout de la pièce adossé au mur et affichant le sourire arrogant qui m’exaspère tant. Dans ces situations, Hyde est là sans être là ; car il n’y a bien que moi qui puisse le voir.
Parfois, j’ai l’impression qu’il est le seul à pouvoir réellement me comprendre, moi et mon éternel besoin de perfection.
Parfois, il se comporte juste comme une maladie qui ressemble à une malédiction et qui me donne envie de mourir.
J’ai l’impression, souvent, de vivre un cauchemar. Ce cauchemar s’appelle Edward Hyde et à chaque jour qui passe, il me vole mon libre arbitre. Bientôt, il ne me sera plus possible de le contenir, et j’ai peur de ce que ce futur incertain nous apportera à tous les deux.
▬Il fait parti d’une espèce rare, en fait, d’une espèce en voie d’extinction. Le genre de personne que je ne supporte pas, le bon samaritain. Le bon docteur. Calme, discret, avenant, les autres avant lui. Un personnage né sous le signe de la générosité comme on en fait plus. Et heureusement.
Il fait parti d’une espèce rare, et tant mieux car dégueulasse et insupportable. Il est celui qui, paradoxalement, m’énerve mais m’amuse le plus tant il est stupide.
Et ne parlons pas de ces patients ou du reste de la population, ces minables qui rampent comme des merdes, inutiles au possible tant leur existence est dérisoire. Vous êtes tous des idiots, des insectes rampants et stupides ; vous vous focalisez sur ma soif de violence, de plaisirs et d’interdits, cette stupide cécité de la bienséance et de la civilité. La véritable horreur que j’incarne ce ne sont pas mes actes déments et malsains, c’est plutôt l’indifférence extrême que je ressens quand mon hôte tente de m’asséner à grand coups de marteau sur la gueule la notion du mal que j’incarne - je tiens à préciser la métaphore, Henry est trop lâche pour le masochisme. J’apprivoise les choses à ma manière alors qu’il essaye inlassablement de me formater, putain n’essayez pas d’amadouer une bête sauvage, me domestiquer est impossible, je suis un chien enragé ; ceux qui l’ont vécu s’en morde à présent les doigts.
Je crache violence à qui veut l’entendre, mes lèvres ne s’étirent que pour un sourire démentiel, pour vous chuchotez des obscénités qui vous souilleront le visage, vous rayeront votre âme. J’existe pour mieux vous détruire, je suis né pour salir, duper, tromper, souiller, goûter votre sang si délicieux quand il est teinté de peur et d’horreur alors que je ricane, pendant que mes lèvres se tordent dans un excès d’hilarité, pendant que je vous regarde d’un éclat malveillant. Et mon regard corrompu qui vous glace, et mon rire qui vous effraye, sachez que j’adore vous détester. Je veux votre terreur, votre peur, votre corps, vos râles, vos gémissements, vos cris, votre sang. Jusqu’à ce que ma folie vous dévore, ainsi que le bon docteur. Donnez-moi tout, je n’en ai jamais assez. Je suis ce genre de fauve éternellement insatiable, toujours en train de quémander un nouveau jouet, un nouvel os à ronger puis à briser.
Je ne me sens entièrement vivant uniquement lorsque j’assouvis sur autrui mes plaisirs pervers et malsains, aussi insalubres soient-ils. C’est un art, le mien, que je façonne dans l’ombre du docteur Jekyll, qui me va à merveille, et qui atteint parfois un tel niveau extrême de perfection que la jouissance est trop intense. Je suis l’incarnation des actes corrompus, dépravés, dissolus, libidineux, pervertis, vicieux et immoraux pour vos si chastes mœurs.
Je suis un diable qui ne se déguise pas. Un fléau pire que la peste ou la gale.
Je suis un cauchemar devenu réalité implacable.
▬« Hyde, pour la centième fois, c’est non. » « Mais elle en meurt d’envie, cette fille n’attend que ça ! » « Quelle partie de ma phrase tu ne comprends pas quand je te dis non ? » « Je déteste entendre une négation quant à une proposition pour une fois honnête que je te fais, Jekyll. » « Honnête ? Tu fais ça uniquement pour ton plaisir personnel ! »
« Qui est aussi le tien d’une certaine façon. »
Le docteur soupira, exaspéré et se laissa tomber dans son vieil et fidèle (et usé) fauteuil. Je le connaissais tellement bien que je savais pertinemment qu’à cet instant-là, il était à deux doigts d’envoyer valser de colère le vase de son défunt père à l’autre bout de la pièce. Ou sur moi. Ce qui revenait à le balancer à l’autre bout de la pièce, et donc en plein contre le mur en fait. Vous désirez peut-être un « résumé des épisodes précédents » le temps que le docteur se calme ? Sachez que la situation est relativement facile à comprendre tant elle est ridicule. Vous y tenez ? Alors parlons d’Ivanna ! Mais pas trop non plus auquel cas je vais m’amuser à épiloguer vu que j’adore m’étaler sur cette gamine imbuvable et Henry ne va pas forcément apprécier et il va encore râler et je vous jure que lorsqu’il râle, ça résonne partout dans son crâne, c’est très agaçant.
Ivanna est le genre de gosse (je dis gosse parce qu’elle ne doit pas avoir bien plus de vingt-ans alors que Jekyll en a quand même trente-cinq passés, ce pervers), le genre de gosse, je disais, que je ne supporte pas. Pas de raison particulière pour cela que vous ne puissiez aisément deviner avec une réflexion intense et qui tombe sous le sens : si je ne l’apprécie pas, c’est parce que le docteur l’apprécie. Jekyll n’est pas très joueur, mais à ce petit sport là, il m’épate à chaque partie ! Qui de nous deux détestera le plus ce que fait l’autre ? Qui de nous deux s’adonnera à essayer de détruire le plus vite possible le château de sable de l’autre ?
Et puis surtout, qui gagnera ?
Si Henry avait détesté Ivanna, vous pouvez être certain que je me serai pris d’un intérêt soudain et bizarrement inexpliqué pour cette jeune fille négligée. Après tout, je ne lui reproche rien à cette gamine, je suis sûr que sa peur a un goût délicieux et que si le bon docteur le lui demande, ses cuisses s’ouvrent aussi aisément que celles d’une catin peroxydée et incapable de tailler une pipe sans se faire un rail de mauvaise coke avant.
Voilà donc la raison de notre petite querelle journalière, une parmi tant d’autres je vous l’accorde. Voyez noter que si je suis quelqu’un d’extrêmement têtu, Jekyll quant à lui, est borné ; il peut se passer des jours voire des semaines sans qu’il ne se lasse du moindre débat qui fume entre nous deux. C’est lassant et irritant ; je ne suis pas sourd, j’ai compris qu’il n’aimait pas que je tabasse à mort les clochards de la ville.
« Ne l’approche pas. » « Pourquoi pas toi alors ? Ça fait combien de temps que t’es pas allé chez les putes doc’ ? » j’ai dit. Comme je l’ai sous-entendu plus haut, vous ne connaissez pas Henry Jekyll comme je le connais, mais je vous pardonne, c’est compréhensible et je ne vous souhaite pas cela. Après tout, je suis cruel, pervers, grossier, voleur, d’accord. Je suis invivable, d’accord. M’avoir pour sorte de colocataire est une malédiction, d’accord. Je suis seul parmi les rangs de l’humanité, un jour le docteur a écrit que j’étais fait exclusivement de mal. D’accord.
En attendant, je chie sur ses moeurs à la con. Jekyll croit que réussir des macarons est synonyme d’extase extrême. On ne peut pas faire plus con ! On me dit porté sur les plaisirs charnels plus que la plupart des hommes mais comprenez-moi, quand votre némésis personnel s’émerveille devant un rosier au petit matin, on aspire à plus, c’est évident. Alors oui, la libido du docteur c’est moi qui m’en occupe. Ses putains de meilleurs coups au lit, il me les doit et il ose s’évertuer à me caractériser des pires adjectifs qui soient.
Cet homme est un rabat-joie envers lui-même.
▬Je lis souvent (comme j’aime le dire) « par dessus l’épaule » du docteur. Je m’explique : il lui arrive quotidiennement de remplir son journal intime à des heures impossibles de la nuit après une journée de travail que je juge absolument inutile et ennuyeuse à mourir - mais passons, on va pas revenir sur la vie minable de Henry -, ce qui fait que son esprit vacille et tangue, sa fatigue se fait facile et c’est ainsi que je peux aisément prendre le contrôle de son corps à moitié endormi. Lorsqu’il se penche pour écrire alors qu’il n’aspire qu’à dormir, je peux alors voir avec ses yeux tout en restant en retrait dans son esprit. Et je vous raconte même pas les fous rires.
J’ai lu une fois « Je suis le plus grand des pécheurs, je suis également la plus grande des victimes. », ce soir-là, le docteur avait un peu bu. Déprimé par le côté diabolique de sa personnalité que j’incarne avec perfection, il avait cherché réconfort non-pas dans les bras d’une femme mais dans ceux d’un vieux whisky. Donc forcément, il écrivait des conneries qui me donnaient envie de lui ouvrir la carotide pour lui vomir dans la gorge. Parfois, il me donne vraiment la rage. Si j’existe, si je le hante comme il aime à le répéter, si je lui cause des problèmes, la faute n’est pas mienne mais entièrement sienne. Le docteur est un homme honnête mais pour moi, cet adjectif sonne comme un défaut à mes oreilles de démon. Il n’est pas honnête s’il ne l’est pas envers lui-même, et donc envers moi. C’est sa malhonnêteté que je ne supporte pas chez lui. Il se cache les yeux pour ne pas voir ce qu’il rêve de faire et ce que je fais à sa place, il se bouche les oreilles pour ne pas entendre ce qu’il rêverait de dire et que je dis à sa place.
Quand Jekyll comprendra que dès mon premier souffle, il est devenu l’esclave de sa malfaisance innée, alors commencera mon déclin.