Vous ne savez donc qu'aimer, pauvre enfant, vous ne savez donc pas vivre !
▬ Balzac
Lia est née dans une famille tout à fait normale. Si on veut. Toute son enfance elle fut discrète, timide. Il faut dire qu'avec ses cheveux châtains, ses yeux noisette, sa carrure de poupée et sa voix très flutée, elle n'attirait pas beaucoup l'attention. Longtemps elle a fait « comme les autres », elle a suivi, répété, accepté. À dix ans elle a voulu s'affirmer un peu plus. Peut-être était-ce parce que lors d'une sortie de classe elle avait vu une jolie blonde avec sa classe, et que son cœur lui avait fait si mal si mal toute la journée sans qu'elle ne sache pourquoi. Ça lui avait fait encore plus mal quand tous les garçons de sa classe avaient dit eux aussi que la blonde était super jolie. Elle avait été à la fois jalouse qu'on aime la même personne qu'elle – pour une fois qu'elle prenait une initiative, si on peut appeler ça une initiative – et à la fois désespérée d'être si incomprise : « super jolie » ne commençait pas même à pouvoir suffire à décrire la demoiselle. Quand elle était rentrée à la maison, elle avait demandé à ses parents si elle pouvait se teindre les cheveux. En rose, parce que c'est mignon et que ça fait fille. Ses parents avaient accepté sans trop faire de difficulté – ils avaient d'autres chats à fouetter et elle était revenue le lendemain avec des cheveux roses. Et des lentilles roses aussi, pour faire bonne mesure. On avait été étonné, on avait ri, mais on s'était vite rendu compte que ça n'avait pas changé grand-chose. Qu'en plus d'être un bon toutou, elle était aussi un bon sujet de moqueries, la Lia.
Mais le pire était encore à venir. Le pire pour qui, je ne sais pas. Lia fit sa crise d'adolescence, comme tout le monde, mais la sienne fut explosive. Elle se rendit compte à ce moment qu'elle savait plaire. Mais aussi qu'elle savait dire aux gens exactement ce qu'ils voulaient entendre. Elle ne serait plus Lia-l'effacée. Après avoir fini le lycée, avec d'excellentes notes, n'est-ce pas, répéter c'est son coin, elle entra dans une école de police, démontra une capacité excellente à tirer en plein dans la cible et devint rapidement la meilleure de son année.
Et puis il y a eu Billie. Un soir, en boîte. La blonde. Lia n'eut pas la moindre hésitation. C'était elle. Celle de la sortie de classe. Celle grâce à qui elle s'était teint les cheveux en rose. Celle qui avait fait qu'elle avait changé. Qu'elle était devenue plus sûre d'elle. Plus manipulatrice. Et pourtant, face à cette blonde, Lia perdait tous ses moyens. Elle le sentait. L'autre était le centre de sa vie.
Affolée, anxieuse, excitée et euphorique, elle s'était précipitée dans les toilettes, avait vérifié son apparence. Ses lentilles bleues électrisaient son visage enfantin, encadré par des cheveux roses soigneusement entretenus. Elle hésita à retirer le nœud rose qu'elle avait dans les cheveux, avant de décider de le garder. Elle était elle quand même. Sa robe bustier bleu pâle découvrait ses clavicules, son cou frêle, ses bras blancs et pourtant noueux, aux muscles durs grâce à son entraînement. Ses jambes, juste pas assez longues à son goût, mais pourtant élégamment galbées étaient moulées par un collant de résille rose et elle se perchait sur des stilettos bleu clair. Elle faisait mal aux yeux, mais dans le bon sens.
« Excusez-moi, mademoiselle... je... vous... êtes magnifique. »
Incapable d'en dire plus, Lia prit une gorgée de son cocktail à la barbe à papa.
Elles finirent dans le lit de la blonde. Billie.
Lia avait bien évidemment raison : Billie était le centre de son monde. Qu'est-ce qu'on pouvait faire contre la force d'un mythe grec ? À la différence du Narcisse du mythe, Billie ne se refusa pas à Écho, qui put d'abord vivre dans le mensonge, peut-être même qu'elle croyait que Billie l'aimait. Petit à petit, cependant, elle se rendit compte qu'il n'en était rien, que Billie n'aimait qu'elle-même et personne d'autre. Bien sûr, il y avait un petit plus dans leur relation qu'il n'y avait jamais eu dans aucune des relations de la vie de Billie. C'était comme si... comme si Billie essayait d'aimer Lia. Mais comment aimer Lia quand on est Billie ? Et Lia ne le comprenait que trop bien : Lia aimait Billie et elle ne pouvait aimer que Billie.
Et puis un jour, un soir plutôt, Billie s'était endormie entre les bras frêles de Lia, Billie l'égoïste entre les bras de Lia qui donnerait tout pour l'amour de Billie. Avec Billie, Lia n'arrivait jamais à être celle qu'elle avait appris à être depuis sa crise d'adolescence. Elle était toujours l'effacée, celle qui répétait les derniers mots de Bilie, qui faisait tout ce que Billie voulait – même tenir le miroir devant la blonde pour qu'elle puisse se regarder. Lia aurait aimé être le reflet de Billie, mais c'est impossible. Et ce soir-là, cette nuit-là, alors qu'elle regardait tendrement le visage paisible de Billie endormie, cette tête si chère posée sur un bras de Lia, face aux petits seins de Lia, ses lèvres légèrement entrouvertes, comme appelant un baiser... Lia se convainquit qu'elle avait soif pour s'arracher à cette vision douloureuse. Dans la cuisine, après s'être désaltérée, elle vit un couteau, un couteau qui l'appelait, elle cette Lia qui n'en pouvait plus. Ce fut la révélation. L'épiphanie. Elle sut au fond d'elle-même qu'elle était déjà morte à cause de Billie. Qu'elle était morte de douleur. Non. Ça n'allait pas se passer comme ça. Ça ne se passerait pas comme ça cette fois. Elle ne mourrait pas à cause de Billie. Elle voulait être libre. Elle saisit le couteau, se dirigea vers la chambre où était allongée la blonde, s'approcha d'elle, souleva le drap qui couvrait son corps, leva le couteau...
« Écho ? »
Billie appelait Lia Écho. C'était un surnom qu'elle lui avait vite donné quand elle avait remarqué la tendance de Lia à répéter ses paroles. On pourrait dire que c'était prédestiné, mais ce serait de mauvais esprit.
« Tu dors pas, Écho ? »
Lia avait toujours les bras levés, le manche du couteau fermement maintenu entre ses mains solides. Mais c'était Billie. C'était le centre de son monde. Comment pouvait-on détruire le centre de son monde ? Lia dévia la trajectoire de son couteau, l'enfonça dans son œil gauche, puis son dans son œil droit, un peu plus fort, un peu plus longtemps. Si elle ne pouvait pas tuer le centre de son monde, alors au moins peut-être qu'elle pourrait vivre sans le voir.
« C'est un miracle que l'opération ait fonctionné. Elle devrait récupérer la vue entièrement, même si son œil droit ne fonctionnera jamais plus comme avant. »
Entendre ces mots au réveil, dans l'hôpital, n'était pas ce qu'avait voulu Lia. Non. Elle ne s'était pas crevé les yeux pour le plaisir hein.
Évidemment, on lui diagnostiqua des troubles mentaux et elle n'eut plus le droit d'être policière. Heureusement, elle fut aveugle assez longtemps pour s'entraîner à tirer sans voir, en s'aidant de l'ouïe et de l'odorat, du toucher même, pour sentir le moindre coup de vent...
Il lui fallait bien trouver un moyen de compenser son incapacité à tuer Billie. Elle tuerait d'autres gens, ce serait plus drôle. Et elle les tuerait à son goût : parfois lentement, parfois en leur susurrant des compliments à l'oreille...
Mais elle ne pourrait jamais se libérer de Billie. Et se tuer, ce serait se plier à son destin. Elle ne voulait pas.