chacune de ses phrases ressemblait à une petite île oubliée, entourée d'une mer miniature de whisky
▬ Rosamund. Rosa, Rosamund.
Elle était assise sur sa chaise, comme elle l'avait toujours été, courbée, repliée sur elle-même, les genoux contre sa poitrine qu'elle aurait voulu plus plate le lundi et plus volumineuse le mercredi. Rien qu'en sachant son prénom, on avait toujours su, avant même qu'elle parle ou quoi, que Rosamund était une chieuse ; une vraie, une pire que ta soeur, pire que toutes tes amies, pire qu'une fille. Elle n'en avait pas l'air, non, c'était encore une de ces créatures pernicieuses qui cachait bien son jeu, simulant la faiblesse et la timidité ; quand on regardait Rosie, on se disait « Toi, tu restes assise dans ton coin, tu regardes on ne sait trop quoi par la fenêtre ou dans ton verre de coca, t'es pas du genre à emmerder ton monde parce qu'il manque un bouton à ta chemise ou que ton brushing est baisé à cause de la pluie. T'es presque mignonne, Rosie. »
Erreur.
Fatale erreur, même.
▬
Qu'est-ce que t'as à répéter mon prénom comme ça ? T'es en train de le souiller.À vrai dire, le principale problème de Rosie, c'était son prosaïsme. Elle n'avait pas un pet d'imagination, il fallait tout lui expliquer en détail (sinon elle ne calait rien) et sa principale préoccupation de la journée était de savoir ce qu'elle allait mettre le lendemain ou ce qu'elle allait manger à midi. Des choses simples, rationnelles, qui ne la lâcheraient pas au dernier moment, auxquelles elle pouvait se raccrocher facilement.
Rosie ne s'ennuyait pourtant jamais ; il y avait toujours des gouttes d'eau à regarder sur les vitres pour passer le temps, où des histoires qu'elle avait entendues à se rappeler encore et encore. Avant Octave, elle n'avait même jamais eu besoin de personne. D'ailleurs, si les autres s'ennuyaient quand ils ne faisaient rien, c'est qu'ils étaient niais, puériles et insignifiants. Rosie, elle, était bien au-dessus de tout ça, au-dessus de tous : elle les méprisait de tout son petit coeur livide et dépassionné, qui sonnait creux, qui battait à vide.
D'ailleurs, elle avait toujours réponse à tout ! Même si elle répondait à côté de la plaque, ce n'était pas bien grave, du moment qu'elle prouvait qu'elle avait un sens de la répartie et du sarcasme soit-disant irréfutables, et que ses arguments étaient toujours d'une folle sagacité.
Rosie s'inventait des talents, car, elle le disait elle-même, elle n'avait pas de vie.
▬ C'est vraiment à coucher dehors, comme prénom.
Elle le fixa de son grand regard creux, s'arrêta de bouger, de respirer ; Rosie venait de créer un trou dans l'espace-temps, elle avait brisé quelque chose d'invisible dans l'air, comme elle savait le faire à chaque fois qu'elle était vraiment contrariée. Dès qu'elle s'arrêtait de parler, dès qu'on ne l'entendait plus du tout, qu'elle n'avait plus rien à répondre, en général, c'était mauvais signe. Rosamund, par sa simplicité d'existence, était quelqu'un de calme, elle ne haussait jamais le ton, aussi cassant pouvaient être ses propos.
Mais quand elle ne bougeait plus, c'est qu'elle déglinguait de l'intérieur ; que les boulons de son âme pétaient, que les ressorts de son esprit sautaient.
Elle prit le bocal dans lequel elle mangeait des noisettes et le balança avec violence en direction de ce garçon qui la pensait son amie.
▬
Ta gueule ! glapit-elle dans un dernier élan de rage effréné.
Elle posa ensuite son front contre ses genoux, un peu essoufflée de s'être perturbée, et essaya de penser au nombre de cigarettes qu'elle avait fumées depuis qu'elle s'était levée, pour se changer les idées. Elle pensa d'ailleurs qu'elle détestait les gens qui fumaient, que c'était tout ce qu'il y a de plus con et d'inutile.
Rosamund était un peu une de ces jolies allégories de la mauvaise fois.
Rosamund n'était pas de ces gens qu'on classe dans la catégorie « facile à vivre », dans ce grand carton rempli d'individus qui trouvaient forcément un jour quelqu'un avec qui bien s'entendre et cohabiter en paix.
Rosamund, c'était la paix, mais avec elle-même.
____Rosamund est un peu le genre de filles sans histoire.
Elle est là, on est d'accord, on le sait, mais pourquoi, comment, ça, on a jamais su. Apparemment, ses parents étaient botanistes, elle passait ses journées à monter dans les arbres et à compter les feuilles qui se trouvaient sur les branches, ou encore à aller courir dans les champs à côté de sa maison ; personne dans sa famille ne s'est sauvagement foutu en l'air et personne n'avait trahi personne ; son histoire était tellement insignifiante, elle n'existait même pas. C'est pour ça que ce qu'on disait sur la destinée, l'absurdité de la condition des habitants de la ville et autre, ça passait sur elle comme un courant d'air dans ses cheveux.
Rien ne lui était jamais arrivé, pourquoi ça commencerait maintenant, alors qu'elle n'avait rien demandé ?
De toute façon, les gens comme elle, les gens normaux, avec une vie normale, il n'y avait aucune raison qu'il leur arrive quelque chose. Ces gens qui tuent leur père et couchent avec leur mère, ces gens-là, qui s'aiment alors que leur famille sont en guerre, et tous ces autres qui parlent aux morts, eux avaient des raisons de s'en faire et de craindre ne serait-ce que l'ombre de Noctem ; mais Rosie, elle, qui avait-elle à redouter, à part elle-même ?
____On peut se demander alors ce qu'une fille comme elle pouvait bien foutre avec une étoile du genre de Orpheo.
Par ailleurs, Rosamund n'hésitera pas à rappeler que Orpheo est un surnom complètement naze, porté par un mec qui fait de la musique inintéressante et qui écrit des paroles toutes aussi niaises les unes que les autres. Et d'ailleurs elle sait que Octave sait ce qu'elle pense, et d'ailleurs elle s'en fout, et d'ailleurs il sait qu'elle s'en fout, et elle sait qu'il le sait.
Ce qui, tout à fait paradoxalement, n'empêche en aucun cas Rosie d'aimer Octave, ou Orpheo (quoique, lui, elle l'aime moins) comme une dingue, et de le trouver absolument parfait. Mais ça, bien sûr, vous ne le savez pas, vous ne le voyez pas, parce que montrer ses sentiments, c'est trop humain, c'est presque sale pour Rosie Eurydice Dwyre.
Personne n'aura jamais su pourquoi un jour, au lycée de l'École du jardin, alors qu'il était entouré des plus jolies filles de sa classe, Octave Oeagre s'est levé, a posé sa guitare qu'il n'avait pas encore utilisée. Personne n'aura su pourquoi ensuite il s'avança avec un grand sourire vers cette fille aux longs cheveux de nymphe inaccessible qui buvait son verre d'eau avec une paille, assise dans un coin de l'escalier. Personne n'aura su, ensuite, pourquoi il s'assit à côté d'elle en lui demandant « Alors, qu'est-ce que tu racontes ? », et pourquoi elle lui répondit comme elle aurait répondu à n'importe qui « Ma vie est trop trépidante pour que je puisse te la raconter, désolée. ». Personne enfin ne sait pourquoi Orpheo n'a pas laissé tombé en voyant que Rosie était du genre relou, que de toute façon, même si il arrivait à sortir avec elle, il ne pourrait pas la toucher avant au moins six mois. Personne ne sait pourquoi il n'a pas lâché l'affaire tout de suite.
Et pourquoi, pourquoi Rosamund a senti à ce moment-là que son destin était lié à celui d'Octave ? Personne ne l'a jamais su non plus.
À vrai dire, personne n'a vraiment cherché à comprendre. C'est comme si c'était logique, scientifique, que les deux antipodes restent en permanence collés l'un à l'autre, malgré la jalousie des autres filles pour cette foutue Rosie qui, c'est vrai, n'avait rien à faire avec le si canon Orpheo.
Et puis il a fallu, en plus d'être niais comme pas possible, que ce gourgandin à deux balles fasse de la musique son métier (franchement, musicien, est-ce que c'est un métier ?), et qu'en plus de tout ça, comme si ça ne suffisait pas déjà, qu'il ait du succès ! Dans une ville comme Cassandre, vraiment, comment avait-il fait pour percer dans le milieu de la musique ? C'était comme si le destin s'acharnait contre eux, contre elle surtout, pour leur rendre la vie encore plus difficile. Lui ne se rendait pas compte, était trop heureux, trop sourd dans son délire artistique, enfermée dans cette géniale chrysalide qu'on appelle Perfection (du moins selon la demoiselle) ; il n'avait jamais rien vu, parce qu'il ne voyait jamais rien.
Alors il a fallu qu'elle soit là le soir, en rentrant des cours, pour réceptionner les lettres enflammées des admiratrices par milliers et pour en brûler les trois quarts ; il a aussi fallu qu'elle l'empêche de parler d'eux dans ses chansons pourries, pour sa dignité personnelle ; enfin il a fallu, ça va de soit, qu'elle refuse à chaque fois ses propositions de demandes en mariage : la médiatisation de la vie privée d'une rockstar dans une ville aussi minuscule que Cassandre, il n'y a rien de pire.
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J'aime la façon qu'a Octave de me regarder quand je lui tourne le dos, et j'aime encore plus cette étrange manie qu'il a prise de se retourner pour voir si je suis toujours là quand je marche derrière lui. Parfois même, je change de côté quand on marche, rien que pour l'énerver. Mais je sais que ça ne l'énerve pas, ce qui m'énerve encore plus.
Je crois que j'aime Octave autant qu'il m'agace, parce que je sais bien que plus je deviens odieuse, plus il devient gentil. Il ne finira jamais de trouver de nouvelles choses pour m'exaspérer, je n'en ferai jamais le tour, je ne pourrai jamais dire comme toutes ces filles fières et abruties « je le connais par coeur ».
Moi, je sais beaucoup de choses, et surtout je sais, que si un jour Octave et moi on se marie, vous ne serez pas invités.